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Page:Tolstoï - Le Faux Coupon et autres contes.djvu/127

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horrifié. » Mais j’eus beau réfléchir, je ne parvins pas à comprendre ce que savait le colonel, et je ne pus m’endormir que le soir et encore après être allé chez un camarade et m’être soûlé d’une façon épouvantable.

Eh bien, pensez-vous que ma conclusion fût que ce que j’avais vu était un acte mauvais ? Nullement. « Si on fait cela avec une telle assurance, si tous le jugent nécessaire, c’est évidemment qu’ils savent quelque chose que j’ignore, » pensai-je. Et je tâchai de l’apprendre. Mais j’eus beau faire, je n’y pus parvenir ; et ne l’ayant pas appris, je ne pus entrer au service militaire comme j’en avais formé le projet auparavant. Et non seulement je n’ai pas servi dans l’armée mais je n’ai servi nulle part ; et, comme vous voyez, je n’ai été bon à rien.

— Oui, nous savons comment vous n’avez été bon à rien, protesta l’un de nous. Dites plutôt combien d’hommes seraient bons à rien si vous n’étiez pas.

— Oh ! ce sont déjà des sottises ! fit Ivan Vassilievitch avec dépit.

— Eh bien ! Et l’amour ? demandâmes-nous.

— L’amour ? À dater de ce jour, l’amour commença à diminuer. Quand elle devenait pensive, le sourire sur le visage, comme cela lui arrivait souvent, je me rappelais aussitôt le colonel sur le lieu de la bastonnade, et me sentais mal à l’aise. Alors je commençai à espacer de plus en plus nos rencontres, et l’amour disparut complètement. Ainsi voilà ce qui arrive et qui change du tout au tout la vie d’un homme, termina-t-il. — Et vous dites…

Iasnaïa-Poliana, 20 août 1903.