Page:Tolstoï - Le salut est en vous.djvu/135

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Qu’il soit maître ou esclave, l’homme moderne ne peut pas ne pas ressentir la contradiction constante, aiguë, entre sa conscience et la réalité, et connaître les souffrances qui en résultent.

La masse laborieuse, la grande majorité des hommes, supportant la peine et les privations sans fin et sans raison, qui absorbent toute la vie, souffre encore plus de cette contradiction flagrante entre ce qui est et ce qui devrait être, selon ce qu’ils professent eux-mêmes et ce que professent ceux qui les ont réduits à cet état.

Ils savent qu’ils sont dans l’esclavage et condamnés à la misère et aux ténèbres, pour les plaisirs de la minorité qui les asservit. Ils le savent et le disent. Et cette conscience non seulement accroît leur souffrance, mais encore en est la principale source.

L’esclave antique savait qu’il était esclave de par la nature, tandis que notre ouvrier, se sentant esclave, sait qu’il ne devrait pas l’être, et c’est pourquoi il souffre le supplice de Tantale, toujours désirant et n’obtenant jamais non seulement ce qui pourrait lui être accordé, mais même ce qui lui est dû. Les souffrances des classes ouvrières provenant de la contradiction entre ce qui est et ce qui devrait être, se décuplent par la jalousie et la haine qui résultent de la conscience de cet état de choses.

L’ouvrier de notre époque, si même son travail était beaucoup moins pénible que celui de l’esclave antique, si même il obtenait la journée de huit heures et le salaire de quinze francs par jour, ne cesserait pas de souffrir, parce que, en fabriquant des objets dont il n’aura pas la jouissance, il travaille non pas pour lui et volontairement, mais par nécessité, pour la satisfaction des riches et des oisifs, et au profit d’un seul capitaliste