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Page:Tolstoï - Le salut est en vous.djvu/180

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plus cruel, parce qu’il n’a nulle excuse, parce qu’il est absurde, parce qu’il n’en peut résulter aucun bien : chaque jour, on pèse les chances de guerre du lendemain, et chaque jour elles sont plus impitoyables…

« La pensée recule devant une catastrophe qui apparaît au haut du siècle comme le terme du progrès de notre ère, et il faut s’y habituer pourtant : depuis vingt ans, toutes les forces du savoir s’épuisent à inventer des engins de destruction, et bientôt quelques coups de canon suffiront pour abattre une armée ; on a mis sous les armes, non plus, comme autrefois, des milliers de pauvres diables dont on payait le sang, mais des peuples entiers qui vont s’entr’égorger, on leur vole leur temps (en les obligeant à servir) pour leur voler plus sûrement leur vie ; pour les préparer au massacre, on attise leurs haines en les persuadant qu’ils sont haïs : et des hommes doux se laissent prendre au jeu, et l’on va voir se jeter l’une sur l’autre, avec des férocités de bêtes fauves, des troupes furieuses de paisibles citoyens, auxquels un ordre inepte mettra le fusil à la main, Dieu sait pour quel ridicule incident de frontières ou pour quels mercantiles intérêts coloniaux !… Ils marcheront, comme des moutons à la tuerie, — mais, sachant où ils vont, sachant qu’ils quittent leurs femmes, sachant que leurs enfants auront faim, anxieux et grisés pourtant par les mots sonores et menteurs claironnés à leurs oreilles. Ils marcheront sans révolte, passifs et résignés, — alors qu’ils sont la masse et la force, et qu’ils pourraient, s’ils savaient s’entendre, établir le bon sens et la fraternité à la place des roueries sauvages de la diplomatie. Ils marcheront tellement trompés, tellement dupes, qu’ils croiront le carnage un devoir et demanderont à Dieu de bénir leurs sanguinaires appétits. Ils marcheront, piétinant les récoltes qu’ils ont semées, brûlant les villes qu’ils