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Page:Tolstoï - Le salut est en vous.djvu/319

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place, qui sait que dans aucune autre situation il ne recevra ni les mêmes honneurs ni le même revenu, que même, si on le renversait, on pourrait le juger pour ses abus de pouvoir ; tout roi ou empereur, dis-je, ne peut pas ne pas croire au caractère immuable et sacré de l’ordre de choses existant. Plus haute est la situation d’un homme et plus elle est instable ; et plus sa chute serait terrible, plus il a foi dans la durée illimitée de l’organisation existante et peut commettre des violences et des cruautés avec une plus parfaite tranquillité d’âme, comme s’il n’agissait point dans son propre intérêt, mais seulement dans l’intérêt du régime. Telle est la situation de tous les fonctionnaires qui occupent des positions plus lucratives que celles qu’ils pourraient occuper avec une autre organisation, depuis les policiers les plus humbles jusqu’à l’autorité la plus élevée.

Mais les paysans, les soldats, placés aux degrés inférieurs de l’échelle, qui n’ont aucun profit de cet ordre de choses, qui se trouvent dans la position la plus infime et la plus humiliée, qu’est-ce qui leur fait croire que cet ordre est bien celui qui doit exister et qu’on doit, par suite, maintenir, même au prix d’actes contraires à la conscience ? Qui force ces hommes à croire à son immutabilité, puisqu’il est évident qu’il n’est immuable que parce qu’ils le maintiennent ?

Qui force ces paysans, pris hier à la charrue et accoutrés de vêtements disgracieux et inconvenants, avec le collet bleu et les boutons dorés, à aller, armés de fusils et de sabres, assassiner leurs pères et leurs frères affamés ? Ceux-ci déjà n’ont aucun intérêt au maintien du régime actuel et ne peuvent craindre de perdre leur situation, puisqu’elle est pire que celle à laquelle on les a arrachés.

Les chefs, souvent bons, humains, outre le profit qu’ils