Page:Tolstoï - Les Révolutionnaires.djvu/209

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toute notre âme vers ces hommes, nous souffrons, et ils nous paraissent si charmants et si bons ! Nous serions prêts à leur donner tout. Ces hommes lointains c’est notre vie, et nous éprouvons une grande jouissance à la proximité du bonheur moral. Nous sommes pleins de joie. Et c’est une chose terrible cette joie, basse, égoïste, faible, qui se caresse elle-même la tête : que je suis bon ! et qui par cela rabaisse notre esprit. Je m’aperçois seulement maintenant combien est grand par sa simplicité et sa profonde connaissance de l’âme humaine le passage du vieux texte sacré sur l’amour du prochain.

Et c’est non seulement une indication, mais un avertissement : Aime ton prochain, mais pas le lointain. C’est l’avertissement d’un sage qui a beaucoup vécu et qui connaissait l’un des péchés les plus subtils. Aimer les hommes qu’on ne voit pas, qu’on ne connaît pas, qu’on ne rencontre jamais, c’est si facile, si attrayant, d’autant plus qu’il ne faut rien sacrifier. Il ne faut rien dépenser et, en même temps, le sentiment paraît travailler, l’âme est satisfaite, et la