dans son état présent d’inertie. Rien ne serait plus illusoire que d’espérer du peuple le moindre concours, jusqu’au jour où s’accomplira son évolution intellectuelle, l’évolution à laquelle nous le préparons.
— Quelle évolution ? — demanda Kriltzov, se relevant sur sa couchette. — Nous faisons profession de lutter contre le despotisme ; mais est-ce qu’une telle façon d’agir n’est pas un despotisme aussi révoltant que celui que nous prétendons détruire ?
— Où vois-tu là du despotisme ? — répondit, sans s’émouvoir, Novodvorov. — Je dis seulement que je connais la voie que doit suivre le peuple pour se développer, et que je puis lui indiquer cette voie.
— Mais qui te permet d’affirmer que cette voie que tu lui indiques est la bonne ? — N’est-ce pas au nom des mêmes principes qu’a été organisée l’Inquisition ? N’est-ce pas au nom des mêmes principes que la Révolution Française a commis ses crimes ? Elle aussi, elle croyait avoir trouvé dans la science l’indication de la seule voie qui fût bonne à suivre.
— Le fait que d’autres se sont trompés ne prouve pas nécessairement que je doive me tromper aussi. Et puis il n’y a pas d’analogie à établir entre les niaiseries des idéologues et les données positives de la science économique…
La forte voix de Novodvorov remplissait toute la salle. Personne n’osait l’interrompre.
— À quoi bon toujours se quereller ? — dit Marie Pavlovna quand il eut fini.
— Et vous, quel est votre avis là-dessus ? — demanda Nekhludov à la jeune fille.
— Je suis d’avis qu’Anatole a raison, et que nous n’avons pas le droit d’imposer nos idées au peuple !
— Voilà une singulière façon de comprendre notre rôle ! — fît Novodvorov. Et, allumant une cigarette, il s’éloigna, d’un air fâché.