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RÉSURRECTION

d’un ton méprisant. — Moi, quand on m’a mis en cellule, je me suis sévèrement interdit de laisser travailler mon imagination ! Je me suis fixé un emploi du temps, que j’ai suivi avec une précision ponctuelle. Aussi ai-je très bien supporté la cellule !

— Supporter la cellule ? La chose ne vaut même pas qu’on s’en vante ! Moi, bien souvent, je me suis senti heureux quand on m’a fourré en cellule ! — s’écria Nabatov avec un bon sourire, s’efforçant évidemment de faire diversion et de chasser le souffle de tristesse qu’il voyait répandu autour de lui. — En liberté, on s’inquiète de tout, on se demande si on ne va pas se faire du tort à soi-même, et en faire aux autres, et compromettre le succès de l’œuvre ; tandis que, une fois en cellule, on ne se sent plus responsable de rien : on peut respirer librement. On n’a plus qu’à rester assis et à fumer des cigarettes.

— Tu as connu intimement Nevierov ? — demanda Marie Pavlovna à Kriltzov, dont le visage s’était de nouveau contracté, et dont les mains avaient recommencé à trembler, depuis les paroles de Novodvorov.

— Nevierov, un fantaisiste ? — fit Kriltzov, élevant autant qu’il pouvait sa voix essoufflée. — Nevierov, vois-tu, c’était un de ces hommes dont on dit que la terre en produit peu de pareils ! C’était un homme admirable, un homme transparent à force de franchise ! incapable non seulement de mentir, mais de cacher la moindre de ses pensées. Et une peau si fine que la moindre égratignure le blessait jusqu’à l’âme. Tous les nerfs à fleur de peau… Oui, une nature délicate, riche, une belle nature. Ah ! celui-là n’était pas comme… Mais à quoi bon parler !

Il se tut un moment, mais on voyait que l’irritation grandissait en lui.

— Les hommes de l’espèce de Nevierov, — reprit-il sur un ton amer et malveillant, — se demandent avec angoisse ce qui vaut le mieux, si mieux vaut instruire d’abord le peuple et ne changer qu’ensuite les formes de sa vie, ou si mieux vaut changer d’abord les formes de sa vie ; ils se demandent par quel moyen ils doivent lutter, si c’est