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RÉSURRECTION

La seconde tante, Sophie Ivanovna, d’un tour d’esprit plus poétique, craignait que Dimitri, avec son caractère entier et résolu, n’eût un jour la pensée d’épouser la jeune fille, malgré ses origines et sa condition. Et cette crainte était, en fait, beaucoup plus fondée que celle de l’autre tante. Car, lorsque Marie Ivanovna, ayant mandé son neveu près d’elle, se mit à lui faire entendre, avec mille précautions, que ses relations avec Katucha lui déplaisaient, et quand elle eut ajouté, par manière d’argument, que c’était mal agir de rendre amoureuse de soi une jeune fille avec laquelle on ne pouvait pas se marier, il répondit, d’un ton décidé :

— Et pourquoi donc ne pourrais-je pas me marier avec Katucha ?

En réalité, jamais il n’avait songé à la possibilité de ce mariage. Il était tout imprégné de ce sentiment d’exclusivisme aristocratique qui défend aux hommes de sa condition de prendre pour femmes des jeunes filles telles que Katucha. Mais, à la suite de son entretien avec sa tante, il s’avisa que, en somme, on pouvait se marier avec Katucha. Et cette pensée fut même bien près de lui plaire. Avec l’élan de sa jeunesse, il aimait les opinions radicales. Il avait plaisir à se dire : « Après tout, Katucha est une femme comme les autres. Si je l’aime, pourquoi ne l’épouserais-je pas ? »

Il ne s’arrêta pas, cependant, à cette pensée, car, tout en sentant qu’il aimait Katucha, il avait la certitude qu’il trouverait plus tard, dans la vie, une autre femme qui lui était destinée, une femme qu’il aimerait plus encore, et dont il serait plus aimé. Et il était convaincu que ce qu’il éprouvait pour Katucha n’était qu’une image réduite de ce qu’il éprouverait plus tard, quand il aurait rencontré cette femme extraordinaire, — résumé de toute perfection, — que l’avenir ne pouvait manquer de lui tenir en réserve.

Mais le jour de son départ, lorsqu’il vit Katucha debout sur le perron à côté de ses tantes, lorsqu’il vit fixés tendrement sur lui les grands yeux noirs de la jeune fille, tout remplis de larmes, il eut l’impression