Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/101

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tant d’émotion et de foi, que je levai involontairement les yeux et regardai les corniches en cherchant quelque chose.

« Avant que l’âme du juste aille dans le paradis, elle subit encore quarante épreuves, mon petit père, pendant quarante jours, et elle peut rester dans sa maison…. »

Elle continua longtemps sur ce ton, s’exprimant avec autant de simplicité et de conviction que s’il s’était agi de choses toutes naturelles, qu’elle avait vues de ses yeux et sur lesquelles personne ne pouvait avoir l’ombre d’un doute. Je l’écoutais en retenant ma respiration. Je ne comprenais pas très bien ce qu’elle me disait, mais je la croyais de toute mon âme.

« Oui, mon petit père, dit-elle en terminant, en ce moment, elle est ici, elle nous regarde, elle écoute peut-être ce que nous disons. »

Elle baissa la tête et se tut. Elle eut besoin d’un mouchoir pour essuyer ses larmes ; elle se leva, me regarda bien en face et dit d’une voix tremblante d’émotion :

« Le Seigneur m’a fait avancer de bien des pas vers lui, par ce coup-là. Qu’est-ce qu’il me reste à faire ici ? pourquoi vivre ? qui aimer ?

— Est-ce que vous ne nous aimez pas ? demandai-je d’un ton de reproche et prêt à pleurer.

— Dieu sait si je vous aime, mes petits pigeons ; mais aimer quelqu’un comme je l’aimais, je n’ai jamais pu et je ne peux pas. »

Elle ne put en dire davantage. Elle se détourna et sanglota bruyamment.

Je ne pensais plus à dormir. Nous restions assis en silence l’un auprès de l’autre et nous pleurions.

Phoca entra. En voyant notre situation, il eut peur de nous déranger ; il s’arrêta près de la porte et nous regarda timidement sans rien dire.

« Qu’est-ce que tu veux, Phoca ? demanda Nathalie Savichna en s’essuyant les yeux avec son mouchoir.