— Une livre et demie de raisins secs, quatre livres de sucre et trois livres de riz, pour la koutia[1].
— Tout de suite, tout de suite, petit père. »
Nathalie Savichna prit à la hâte une prise de tabac et se dirigea à petits pas pressés vers un coffre. Les dernières traces de la tristesse causée par notre conversation s’effacèrent dès qu’elle fut occupée de son service, qu’elle jugeait de la plus haute importance.
« Pourquoi quatre livres ? dit-elle d’un ton grognon en prenant du sucre et en le mettant dans la balance. Trois livres et demie, c’est assez. »
Elle ôta plusieurs morceaux du plateau.
« Et qu’est-ce que ça signifie ? C’est hier soir que j’ai donné huit livres de riz, et ils en redemandent ! Tu diras ce que tu voudras, Phoca, mais je ne donne pas de riz. Vanka est content que la maison soit sens dessus dessous : il croit qu’on ne fera pas attention. Non, je ne laisserai pas gâcher le bien des maîtres. A-t-on jamais vu ça, huit livres ?
— Qu’y faire ? Il dit que tout est mangé.
— C’est bon, le voilà ! Qu’il le prenne ! »
À l’époque dont je parle, je fus très frappé de ce brusque passage d’un attendrissement touchant à des grogneries et à des tatillonnages. Depuis, j’ai compris en y réfléchissant, que ce qui se passait dans son âme lui laissait la présence d’esprit nécessaire pour vaquer à ses affaires, et que la force de l’habitude l’attirait vers ses occupations ordinaires. Son chagrin était si violent, qu’elle trouvait inutile de dissimuler qu’elle était capable de s’occuper de choses indifférentes ; elle n’aurait même pas compris qu’on pût avoir une idée semblable.
La vanité est le sentiment le plus incompatible avec une douleur vraie, et, en même temps, la vanité fait tellement partie intégrante de la nature humaine, qu’elle perd rarement ses droits devant un chagrin, même le plus vio-
- ↑ La koutia se mange après les enterrements. (N. du T.)