Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/110

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souvenirs s’émoussent et se transforment rapidement en une sensation agréable : se sentir vivre, se sentir jeune, plein de force et d’espoir.

J’ai rarement passé des jours, je ne dirai pas aussi gais, — je me faisais encore scrupule d’être gai, — mais aussi agréables, aussi bons, que les quatre jours de ce voyage. Je n’avais plus sous les yeux la porte close de la chambre de maman, devant laquelle je ne pouvais passer sans un frisson ; ni le piano fermé, dont personne n’approchait et qu’on ne regardait même pas sans une sorte de terreur ; ni les vêtements de deuil (on nous avait mis à tous des costumes de voyage ordinaires) ; ni ces mille objets qui, en ravivant le souvenir de notre perte irréparable, m’obligeaient à me garder de toute manifestation de vie, de peur d’offenser sa mémoire. Maintenant, au contraire, une succession ininterrompue de tableaux nouveaux et pittoresques occupe mon attention ; l’influence du printemps fait couler dans mon âme le contentement du présent et l’espoir lumineux en l’avenir.

Le dernier jour, Catherine était avec moi dans la britchka. Sa jolie petite tête penchée en avant, elle regardait d’un air pensif la route poudreuse fuir sous les roues. Je la considérais en silence et m’étonnais de l’expression que je surprenais pour la première fois sur son visage rose : ce n’était pas une tristesse d’enfant.

« Nous sommes bientôt arrivés, lui dis-je. Comment te figures-tu Moscou ?

— Je ne sais pas, dit-elle comme à contre-cœur.

— Mais enfin, comment te le figures-tu ? plus grand que Serpoukhov, ou non ?

— Je n’en sais rien. »

Grâce à l’instinct qui nous fait deviner les pensées des autres et qui est le fil conducteur de la conversation, Catherine comprit que son indifférence me froissait. Elle leva la tête et me dit : « Papa vous a dit que nous habiterions chez votre grand’mère ?