Remarquant que Karl Ivanovitch était dans un de ces moments d’attendrissement où il parlait pour se décharger le cœur, sans faire attention à ses auditeurs, je m’assis sur le lit sans rien dire et sans quitter sa bonne figure des yeux.
« Vous n’êtes plus un enfant, vous pouvez comprendre. Je vais vous raconter mon histoire et tout ce que j’ai eu à souffrir dans cette vie. Il viendra un temps où vous penserez au vieil ami qui vous aimait tant, enfants !… »
Karl Ivanovitch posa un de ses coudes sur une petite table qui se trouvait à côté de lui, prit une prise de tabac, leva les yeux au ciel, et, de cette même voix monotone et gutturale avec laquelle il nous faisait nos dictées, il commença son récit en ces termes : « J’ai été malheureux dès le sein de ma mère… »
Il répéta la même phrase en allemand d’un ton profondément pénétré.
Karl Ivanovitch m’ayant depuis raconté son histoire bien des fois, toujours dans les mêmes termes et avec les mêmes intonations, j’espère pouvoir la donner ici mot pour mot ; je n’en retrancherai que les fautes de syntaxe.
Était-ce réellement son histoire ? Était-ce un conte né dans son imagination pendant son existence solitaire dans notre maison et auquel il avait fini par croire à force de se le répéter ? S’était-il contenté de revêtir de couleurs fantastiques des événements véritables ? J’en suis encore à me le demander. D’un côté, il racontait son histoire avec une émotion trop sincère, avec trop de suite et de méthode, pour qu’elle ne portât pas le cachet de la vérité et qu’on pût ne pas y croire. D’autre part, elle était trop poétique ; l’excès de poésie inspirait des soupçons.
« Le noble sang des comtes de Zommerblatt coule dans mes veines. Je naquis six semaines après le mariage. Le mari de ma mère (je l’appelais papa) était fermier du comte de Zommerblatt. Il ne put jamais oublier la honte de ma mère, et il ne m’aimait pas. J’avais un petit frère nommé