Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/122

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de sa robe de chambre de cotonnade et sa calotte rouge sur la tête. Penché sur sa malle, il emballait soigneusement ses hardes.

Pendant ces derniers jours, Karl Ivanovitch avait été très sec avec nous ; on aurait dit qu’il cherchait à avoir le moins de rapports possible avec ses élèves. En ce moment encore, quand j’entrai dans sa chambre, il se contenta de me jeter un regard en dessous et se remit à emballer. Je me jetai sur son lit, chose absolument défendue ; mais Karl Ivanovitch ne dit rien, et l’idée qu’il ne nous gronderait plus, qu’il ne nous ferait plus finir, que ce que nous faisions ne le regardait plus, me donna l’impression vive de la séparation prochaine. Je me sentais tout triste de ce qu’il ne nous aimait plus, j’avais à cœur de lui exprimer ma tristesse.

« Voulez-vous que je vous aide, Karl Ivanovitch ? » dis-je en m’approchant de lui.

Karl Ivanovitch me lança un autre coup d’œil et se détourna de nouveau ; mais, dans ce coup d’œil, au lieu de l’indifférence à laquelle j’attribuais sa froideur, je lus un chagrin sincère et concentré.

« Dieu voit tout et sait tout ; que sa sainte volonté soit faite en tout ! dit-il en se redressant de toute sa hauteur et en soupirant profondément. Oui, Nicolas, continua-t-il en voyant l’expression de sympathie non feinte avec laquelle je le regardais ; mon sort est d’être malheureux ; je l’ai été dès l’enfance et le serai jusqu’à mon cercueil. On m’a toujours rendu le mal pour le bien, et ma récompense ne sera pas sur cette terre ; elle sera là (il montrait le ciel). Si vous saviez mon histoire et ce que j’ai eu à souffrir dans cette vie ! J’ai été cordonnier, j’ai été soldat, j’ai été déserteur, j’ai été fabricant, j’ai été précepteur, et à présent je suis zéro ! et comme le Fils de Dieu, je n’ai pas où reposer ma tête ! »

Il ferma les yeux et se laissa tomber dans son fauteuil.