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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/13

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main délicate et maigre, qui me caressait si souvent et que je baisais si souvent : l’ensemble m’échappe.

À gauche du divan était un vieux piano à queue anglais. Devant le piano, une fillette brune, ma sœur Lioubotchka, s’évertuait sur une étude de Clémenti avec ses petits doigts rouges, tout frais lavés à l’eau froide. Elle avait onze ans ; elle portait une robe courte en guingan et des pantalons brodés, et ne faisait pas encore l’octave. Près d’elle, un peu en côté, était assise sa gouvernante, Maria Ivanovna, avec son bonnet à rubans roses, sa casaque bleu de ciel et son visage rouge et irrité, qui prit une expression encore plus aigre dès qu’apparut Karl Ivanovitch. Elle lui jeta des regards menaçants, et, sans répondre à son salut, haussant la voix et accentuant le ton du commandement, elle continua à compter en battant la mesure du pied : une, deux, trois ; une, deux, trois.

Karl Ivanovitch, selon son habitude, ne fit aucune attention à elle et alla tout droit baiser la main de maman, à l’allemande. Maman sortit de sa rêverie, secoua la tête comme pour chasser des idées tristes, donna sa main à Karl Ivanovitch et le baisa sur son vieux front ridé pendant qu’il lui baisait la main.

« Merci, mon cher Karl Ivanovitch, dit-elle en allemand. Les enfants ont bien dormi ? »

Karl Ivanovitch était sourd d’une oreille, et, en ce moment, il n’entendait rien du tout à cause du piano. Il se courba encore plus bas vers le divan, un pied en l’air et une main appuyée sur la table, souleva sa calotte et dit avec un sourire qui, dans ce temps-là, me paraissait la quintessence des belles manières :

« Vous permettez, Nathalie Nicolaïevna ? »

Karl Ivanovitch ne se séparait jamais de sa calotte rouge, de peur de prendre froid à sa tête chauve, mais il ne manquait jamais, en entrant dans le salon, de demander la permission de la garder.

« Gardez, gardez… Je vous demande, dit maman en