Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/14

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se tournant vers lui et en élevant la voix, si les enfants ont bien dormi. »

Il n’entendit pas davantage et sourit encore plus gracieusement en remettant sa calotte.

« Arrêtez-vous un instant, Mimi, dit maman à Maria Ivanovna avec un sourire ; on ne s’entend pas. »

Quand maman souriait — elle était bien jolie, maman — elle devenait encore bien plus jolie, et on aurait dit que la joie se répandait tout autour d’elle. Si je pouvais seulement entrevoir ce sourire dans les moments difficiles de la vie, je ne saurais pas ce que c’est que le chagrin. Il me semble que ce qu’on appelle la beauté réside uniquement dans le sourire. Si le sourire embellit, c’est que le visage est beau ; s’il ne le change pas, c’est que le visage est ordinaire, et, s’il le gâte, c’est que le visage est laid.

Après m’avoir dit bonjour, maman prit ma tête à deux mains, la pencha en arrière et me regarda attentivement :

« Tu as pleuré ? »

Je ne répondis pas. Elle m’embrassa sur les yeux et dit en allemand :

« Pourquoi as-tu pleuré ? »

Quand elle causait familièrement avec nous, elle se servait toujours de l’allemand, qu’elle savait très bien.

Le rêve que j’avais inventé me revint à l’esprit avec tous ses détails et je frissonnai involontairement.

« J’ai pleuré en rêvant, maman. »

Karl Ivanovitch confirma mon dire, mais garda le silence sur mon rêve. Après une petite conversation sur le temps, à laquelle Mimi prit part, maman posa sur le plateau six morceaux de sucre destinés aux domestiques importants, se leva et se dirigea vers son métier à broder, placé près de la fenêtre.

« Allez trouver papa, enfants, et dites-lui de ne pas oublier de venir me parler avant d’aller à l’enclos. »

Le piano, les une, deux, trois et les regards menaçants recommencèrent. Nous traversâmes une pièce qui avait