Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/139

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servantes. Je résolus de leur procurer une seconde fois ce plaisir. Dans cette aimable intention, dès que la gouvernante fut revenue, je me mis à galoper autour d’elle en cherchant une occasion favorable pour accrocher sa jupe avec mon talon et la déchirer de nouveau. Sonia et les princesses avaient de la peine à s’empêcher de rire, ce qui flattait beaucoup mon amour-propre ; mais Saint-Jérôme remarqua mes manœuvres. Il s’approcha de moi et me dit en fronçant les sourcils (chose que je ne pouvais souffrir) que j’avais l’air de méditer des sottises et que, si je n’étais pas plus sage, il m’en ferait repentir, bien que ce fût jour de fête.

Je me trouvais dans la situation d’agacement de l’homme qui a perdu plus qu’il n’avait dans sa poche, qui redoute le moment du règlement et qui continue à jouer en désespéré, sans aucun espoir de se rattraper et simplement pour s’étourdir : je souris insolemment et m’éloignai de Saint-Jérôme.

Après « le chat et la souris », l’un de nous organisa un jeu que nous appelions le « long nez ». On mettait les chaises sur deux rangs, l’un en face de l’autre, les dames et les cavaliers se formaient en deux camps et l’on changeait de chaises en choisissant son partenaire.

La dernière des princesses choisissait toujours le plus jeune des Ivine, Catherine choisissait tantôt Volodia, tantôt Iline, Sonia ne manquait jamais de choisir Serge, et, à mon grand étonnement, elle ne parut pas du tout confuse quand Serge vint tout droit s’asseoir en face d’elle. Elle se mit à rire de son joli rire sonore et lui fit entendre par un signe de tête qu’il avait deviné juste. Moi, personne ne me choisissait. À ma profonde humiliation, je compris que j’étais de trop, que j’étais celui qui reste et qu’on dirait toutes les fois : « Qui reste-t-il encore ? — Ah ! c’est Nicolas ; prends-le donc ! » Je me déterminai donc, quand c’était à mon tour de traverser, à aller tout droit à ma sœur, ou à une des vilaines princesses, et jamais, hélas ! je ne me trompais :