Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/140

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Sonia était tellement occupée de Serge Ivine, que je n’existais pas pour elle. J’ignore sur quel fondement je la traitai en pensée de perfide, puisqu’elle ne m’avait jamais promis de me choisir et de ne pas choisir Serge, mais j’étais fermement convaincu qu’elle se conduisait avec moi de la façon la plus horrible.

Après le jeu, je remarquai que la perfide, que je méprisais, mais sans pouvoir en détacher mes yeux, s’en allait dans un coin avec Serge et Catherine. Ils se mirent à causer d’un air de mystère. Je m’approchai à pas de loup, caché par le piano, pour découvrir leur secret, et voici ce que je vis : Catherine tenait un mouchoir de batiste par les deux coins, devant Serge et Sonia, de manière à les empêcher de voir. « Non, dit Serge ; vous avez perdu. Payez à présent ! » Sonia, debout devant lui, les bras pendants et l’air en faute, dit en rougissant : « Je n’ai pas perdu, n’est-ce pas, mademoiselle Catherine ? — J’aime la vérité, répliqua Catherine ; vous avez perdu votre pari, ma chère ! »

À peine Catherine avait-elle prononcé ces mots, que Serge se pencha et embrassa Sonia. Il l’embrassa comme cela, tout simplement, sur ses petites lèvres roses. Et Sonia se mit à rire, comme si, ce n’était rien, comme si c’était très amusant. Abomination ! ô l’hypocrite, la perfide !


XXXIV

L’ÉCLIPSE


Je ressentis tout à coup un profond mépris pour le sexe féminin en général et pour Sonia en particulier. J’étais en train de me persuader que les petits jeux n’étaient pas du tout amusants, qu’ils étaient bons pour les filles, et j’avais une envie terrible de faire quelque bonne farce de garçon,