Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/16

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« Tiens, voilà une enveloppe avec de l’argent dedans. Tu la remettras à son adresse. »

J’étais près de la table. Je jetai un coup d’œil sur l’enveloppe et je lus : Pour Karl Ivanitch Mayer.

Papa s’aperçut sans doute que je lisais ce qui ne me regardait pas, car il posa sa main sur mon épaule et m’indiqua par une légère pression la direction opposée à la table. N’étant pas sûr que ce ne fût pas une caresse, je baisai à tout hasard la grosse main sillonnée de veines qui s’appuyait sur mon épaule.

« C’est bon, dit Iacof. Et pour l’argent de Khabarovka ? »

Khabarovka était la propriété de maman.

« Tu n’y toucheras pas sans mon ordre. »

Iacof se tut quelques secondes. Tout à coup ses doigts s’agitèrent avec un redoublement de rapidité ; son air de soumission bête fit place à une expression rusée et il commença en ces termes :

« Permettez, Pierre Alexandrovitch ; j’ai peur que nos calculs ne soient pas justes. »

Il se tut un instant et regarda papa d’un air profond.

« Pourquoi ?

— Permettez. Le meunier est déjà venu me voir deux fois pour demander du temps. Il jure qu’il n’a pas d’argent. Il est là ; voulez-vous lui parler vous-même ? (Papa fit signe que non.) Pour les hypothèques, vous ne toucherez rien avant deux mois, comme je vous l’avais dit. Le foin…, vous venez de dire vous-même qu’on en tirerait peut-être 3000 roubles… »

Il s’interrompit. Ses yeux disaient : « Vous voyez vous-même. Qu’est-ce que c’est que 3000 roubles ! »

Il était visible qu’il avait une foule d’arguments en réserve ; c’est peut-être pour cela que papa se hâta de lui couper la parole.

« Ce sera comme je te l’ai dit. Pourtant, si l’argent ne rentrait pas tout de suite, tu prendrais celui de Khabarovka.