Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/17

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— C’est bon. »

Le visage et les doigts de Iacof exprimèrent une vive satisfaction.

Iacof était serf. C’était un homme très zélé et très dévoué. Comme tous les bons intendants, il prenait avec âpreté les intérêts de son maître, sur lesquels il avait les notions les plus étranges. Son idée fixe était d’enrichir monsieur aux dépens de madame, en démontrant la nécessité de dépenser tous les revenus de madame pour Petrovskoë, la campagne que nous habitions. En ce moment, il triomphait d’avoir réussi. Après nous avoir dit bonjour, papa nous déclara que nous menions à la campagne une vie de paresseux, que nous devenions grands et qu’il était temps de travailler sérieusement.

« Vous savez déjà, je pense, que je pars pour Moscou et que je vous emmène, poursuivit-il. Vous habiterez chez votre grand’mère, et maman restera ici avec les petites. N’oubliez pas que sa seule consolation sera de savoir que vous travaillez bien et qu’on est content de vous. »

Bien que nous nous attendissions à quelque chose d’extraordinaire à cause des préparatifs que nous voyions faire depuis plusieurs jours, cette nouvelle fut un coup de foudre. Volodia rougit et sa voix tremblait en faisant la commission de maman.

« Voilà ce qu’annonçait mon rêve ! pensais-je en moi-même. Dieu veuille que ce ne soit pas encore pis ! »

J’avais beaucoup, beaucoup de chagrin pour maman, et, en même temps, la pensée que nous commencions réellement à être grands me flattait.

« Si nous partons ce soir, pensais-je, nous n’aurons bien sûr pas classe aujourd’hui. Quel bonheur ! Pourtant, je suis fâché pour Karl Ivanovitch. On le renvoie ; sans cela il n’y aurait pas cette enveloppe pour lui… J’aimerais mieux faire des leçons toute ma vie, ne pas quitter petite maman et ne pas faire de peine à ce pauvre Karl Ivanovitch. Il est déjà si malheureux ! »