Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/160

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concentrèrent sur la solution de ce problème : Quand le cheval crèvera, son âme ira-t-elle dans le corps d’un animal où dans celui d’un homme ? À cet instant, Volodia traversa la chambre. Il sourit de mon air absorbé, et ce sourire suffit pour me faire comprendre que je ne pensais qu’à d’affreuses bêtises.

Je n’ai raconté ce détail, qui m’est resté par hasard dans la mémoire, que pour donner au lecteur une idée de la nature de mes méditations à cette époque.

De tous les systèmes philosophiques, aucun ne me séduisait autant que le scepticisme ; pendant un temps il me conduisit à un état voisin de la folie. Je me figurais qu’en dehors de moi il n’existait rien ni personne dans le monde, que les objets n’étaient pas des objets, mais des apparences évoquées par moi durant le moment où je leur prêtais attention, évanouies dès que je cessais d’y penser. En un mot, je croyais avec Schelling que les objets existent non par eux-mêmes, mais par leur relation avec le moi. Il y avait des minutes où, sous l’influence de cette idée obsédante, j’arrivais à un tel degré d’égarement que je regardais brusquement derrière moi, dans l’espoir d’apercevoir à l’improviste le néant, là où je n’étais pas.

Ô esprit humain ! Pauvre, pitoyable ressort de l’activité morale !

Mon faible esprit ne pouvait pénétrer l’impénétrable et je perdais l’une après l’autre, dans ce travail accablant, des certitudes auxquelles je n’aurais jamais dû toucher pour le bonheur de ma vie.

De toute cette grande fatigue intellectuelle je ne recueillais rien, excepté une agilité d’esprit qui affaiblissait en moi la force de la volonté, et une habitude d’incessante analyse morale qui était toute fraîcheur à mes sensations et toute netteté à mes jugements.

Les idées abstraites sont le produit de la faculté que possède l’homme d’avoir conscience de l’état de son âme à un moment donné et d’en garder mémoire. Mon penchant