Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/168

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la vie ». On croyait entendre maman. C’était surtout au piano que la ressemblance était extraordinaire, non seulement dans le jeu, mais dans toutes les attitudes. Lioubotchka avait la même manière d’arranger sa robe en s’asseyant et de tourner les pages de la main gauche, en les prenant par le haut ; elle donnait le même coup de poing d’impatience sur le clavier quand elle ne venait pas à bout d’un passage difficile, avec le même « Ah ! mon Dieu ! » elle avait la même délicatesse et la même netteté dans le jeu, ce délicieux jeu de l’école de Field, si bien nommé jeu perlé, et que n’ont pu faire oublier les tours de force des pianistes modernes.

Papa entra à petits pas précipités et s’approcha de Lioubotchka, qui s’arrêta en l’apercevant.

« Non, continue, Liouba, dit-il en la faisant rasseoir. Tu sais que j’aime à t’entendre jouer. »

Lioubotchka se remit à jouer et papa resta longtemps assis en face d’elle, appuyé sur son coude. Ensuite il fut pris de son tic dans l’épaule, se leva et se mit à arpenter la chambre. Chaque fois qu’il passait près du piano, il s’arrêtait et considérait longtemps Lioubotchka. Je m’aperçus à ses mouvements et à sa démarche qu’il était ému. Au bout de quelques tours, il vint se placer derrière la chaise de ma sœur, la baisa sur ses cheveux noirs, se détourna vivement et reprit sa promenade. Le morceau fini, quand Lioubotchka vint à lui en disant : « Est-ce bien ? » il lui prit la tête et l’embrassa sur le front et sur les yeux avec une tendresse que je ne lui avais jamais vue.

« Oh ! mon Dieu ! tu pleures ? dit tout à coup Lioubotchka en fixant sur son visage de grands yeux étonnés. Je te demande pardon, cher petit papa ; j’avais tout à fait oublié que c’était le morceau de maman.

— Non, ma chérie, joue-le-moi souvent, dit-il d’une voix qui tremblait ; si tu savais comme cela me fait du bien de pleurer avec toi !… »

Il l’embrassa encore une fois, et, s’efforçant de dominer