Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/179

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dire. Nous nous connaîtrons mutuellement et nous ne serons pas gênés. Pour ne pas avoir peur des étrangers, nous nous donnerons aussi notre parole de ne jamais parler l’un de l’autre à personne. Faisons cela.

— Faisons-le. »

Effectivement, nous avons fait cela. Je raconterai plus tard ce qui en résulta.

Alphonse Karr a dit que, dans toute affection, l’un aime, l’autre se laisse aimer ; l’un embrasse, l’autre tend la joue. L’idée est parfaitement juste. Dans notre amitié, j’embrassais, Dmitri tendait la joue, mais il était prêt à embrasser aussi. Nous nous aimions également, parce que nous nous connaissions et nous nous appréciions réciproquement : cela n’empêche que Nékhlioudof avait l’influence et que je me soumettais.

Il va de soi que je m’assimilai involontairement sa manière de voir, dont le fond était un culte enthousiaste pour la vertu idéale, associé à la conviction que la destinée de l’homme est le progrès continu. Rien ne nous semblait alors plus facile que de régénérer l’humanité, de détruire les vices et de rendre tout le monde heureux. Rien ne nous semblait plus simple que de nous corriger de tous nos défauts, d’acquérir toutes les vertus et d’être heureux.

Ces nobles rêves de la jeunesse étaient-ils réellement ridicules ? À qui la faute s’ils ne se sont pas réalisés ? Dieu seul le sait.