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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/219

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lui faire place. Je n’en ai pas envie, et, quand même tu ne me le déconseillerais pas, je n’irais pas. »

Il s’assit auprès de moi et j’ajoutai tout bas :

« Non, je n’ai pas dit la vérité ; j’ai envie d’aller avec eux ; mais je suis content de ne pas le faire.

— C’est parfait, dit-il. Vis à ta guise et ne te laisse mener par personne ; cela vaut mieux que tout. »

Non seulement cette petite dispute ne troubla pas notre plaisir, mais elle y contribua. Dmitri devint tout à coup bon enfant, comme j’aimais tant à le voir. J’ai remarqué depuis, bien des fois, que telle était sur lui l’influence d’une bonne conscience. Il était content de lui de m’avoir sauvé et il s’anima tout à fait. Il commanda encore une bouteille de Champagne (c’était contraire à ses principes), invita un monsieur qui passait et se mit à le faire boire, chanta le Gaudeamus igitur en nous disant de faire le chœur et proposa d’aller se promener en voiture à Sokolnik, sur quoi Doubkof fit la remarque que c’était trop sentimental.

« Amusons-nous, dit Dmitri en souriant. Je me suis grisé, en son honneur, pour la première fois de ma vie. »

Ce genre de gaieté n’allait pas très bien à Dmitri. Il avait l’air d’un précepteur ou d’un bon père de famille qui, étant content des enfants, fait une partie pour les amuser et pour leur montrer, en même temps, qu’on peut s’amuser honnêtement. Néanmoins son animation inattendue nous gagnait tous, d’autant plus que nous avions bu chacun près d’une demi-bouteille de Champagne.

Ce fut dans cette disposition agréable que je sortis avec les autres pour fumer une cigarette que m’avait donnée Doubkof.

Au moment où je me levai, je remarquai que la tête me tournait un peu ; mes pieds ne marchaient et mes mains n’étaient dans une position normale que lorsque je faisais bien attention ; sinon, mes pieds allaient de côté et d’autre et mes mains gesticulaient. Je concentrai toute mon attention sur mes membres et j’ordonnai à mes mains de se