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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/22

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V

L’INNOCENT


C’était un homme d’une cinquantaine d’années, avec un grand visage pâle, marqué de petite vérole, de longs cheveux gris et quelques poils de barbe rougeâtres. Il était tellement grand, qu’il dut, à la lettre, se plier en deux pour passer par la porte. Son costume était en loques et d’une forme indéfinissable ; cela tenait le milieu entre un cafetan et une soutane. Il avait à la main un énorme bâton avec lequel il frappa le plancher de toute sa force, en entrant, puis il fronça les sourcils, ouvrit une bouche démesurée et poussa un éclat de rire effroyable. Il était borgne, et son œil blanc, toujours en mouvement, achevait de le rendre hideux.

« Ah ! ah ! attrapé ! » cria-t-il en s’approchant de Volodia et en le saisissant par la tête. Il lui examina attentivement le crâne, le lâcha, s’approcha de la table et souffla d’un air très sérieux sous la toile cirée, en faisant des signes de croix dessus.

« O ô ô ! dommage !… ô ô ô ! fait mal !…… ô ô ô ! chéris…. envolent ! » reprit-il en regardant Volodia d’un air attendri.

Il se mit à pleurer et s’essuya les yeux avec sa manche.

Il avait la voix rude et enrouée, les mouvements précipités et saccadés ; ses discours étaient décousus et dépourvus de sens (il ne se servait jamais de pronoms) ; avec tout cela, le ton était si touchant, sa vilaine figure jaune prenait par moments une expression si profondément triste, qu’on éprouvait malgré soi, en l’écoutant, un mélange de pitié, de frayeur et de mélancolie.

C’était Gricha l’innocent, le voyageur perpétuel.

D’où était-il ? qui étaient ses parents ? pourquoi avait-il adopté cette vie errante ? Personne n’en savait rien. Tout