fut prêt, il s’installa majestueusement dans son fauteuil et, d’une voix qui semblait sortir d’un abîme, il me dicta ce qui suit :
« De tous les dé-fauts, le plus dé-tes-ta-ble est… Vous y êtes ? »
Il s’arrêta, aspira longuement une prise de tabac et reprit avec un redoublement d’énergie :
« Le plus détestable est l’In-gra-ti-tude. Un grand I. »
Croyant qu’il allait continuer, je le regardais.
« Un point, » dit-il avec un sourire à peine perceptible.
Et il me fit signe de lui donner le cahier. Il lut plusieurs fois cette maxime à haute voix, avec des intonations variées et une expression de profonde satisfaction : elle rendait bien la pensée qui l’étouffait. Il nous donna ensuite une leçon d’histoire à apprendre et s’assit près d’une fenêtre. Son visage n’était plus irrité ; il exprimait le contentement de l’homme qui a vengé avec dignité un affront.
Il était une heure moins un quart ; Karl Ivanovitch n’avait pas l’air de penser à nous renvoyer et nous donnait toujours de nouvelles leçons. L’ennui et la faim grandissaient de compagnie. Je surveillais avec une impatience extrême tous les signes annonçant le dîner. « Voilà la servante avec son torchon, qui va laver les assiettes. On remue la vaisselle dans le buffet. J’entends tirer la table et placer les chaises. Voilà Mimi, avec Lioubotchka et Catherine (la fille de Mimi, douze ans) qui reviennent du jardin ; mais je n’aperçois pas Phoca (le maître d’hôtel Phoca, celui qui annonce que le dîner est servi). Quand on verra Phoca, on pourra jeter son livre et se sauver sans s’occuper de Karl Ivanovitch, mais pas avant. »
Enfin, on entendit des pas sur l’escalier.
Ce n’était pas Phoca ! Je connaissais bien le pas de Phoca et le craquement de ses bottes. La porte s’ouvrit, et je vis apparaître une figure complètement inconnue.