Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/258

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Et Dmitri se mit à me développer ses plans de mariage, de vie de campagne et de travail incessant sur lui-même.

« J’habiterai la campagne, disait-il ; tu viendras me voir, tu seras peut-être marié avec Sonia, nos enfants joueront ensemble. Tout cela parait ridicule et niais, et cela arrivera peut-être.

— Peut-être bien ! dis-je en souriant, et je pensais en même temps que ce serait encore meilleur si j’épousais sa sœur.

— Sais-tu une chose ? reprit-il après un instant de silence. Tu te figures que tu es amoureux de Sonia, et moi, je crois que ce sont des bêtises ; tu ne sais pas encore ce que c’est que d’aimer réellement. »

Je ne répondis pas, car j’étais à peu près de son avis. Il y eut un court silence.

« Tu as sûrement remarqué que j’ai encore été de mauvaise humeur aujourd’hui et que je me suis sottement disputé avec Varia. Cela m’a été ensuite terriblement désagréable, surtout parce que tu étais là. C’est une excellente fille, bien qu’elle ait beaucoup d’idées fausses. Elle est très bonne ; tu verras, quand tu la connaîtras mieux. »

Cette manière de passer de l’idée que je n’étais pas amoureux à l’éloge de sa sœur me réjouit profondément et me fit rougir, mais je ne lui parlai point de Vareneka et nous continuâmes à causer de choses et d’autres, chacun dans notre lit.

Le coq avait déjà chanté deux fois et l’aurore blanchissait, que nous bavardions encore. Dmitri se pencha hors de son lit et éteignit la lumière.

« Il est temps de dormir, dit-il.

— Oui. Encore un seul mot.

— Quoi ?

— Il fait bon vivre.

— Il fait bon vivre, » répondit-il d’un ton tel qu’il me sembla voir dans l’obscurité l’expression joyeuse et caressante de ses yeux et de son sourire d’enfant.