Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/259

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

LXVII

À LA CAMPAGNE


Le jour suivant, je partis en poste, avec Volodia, pour la campagne. En route, je repassai dans ma tête mes souvenirs de Moscou, et je me mis à penser à Sonia Valakhine, mais ce ne fut que le soir, en quittant le cinquième relais. « C’est tout de même singulier, me dis-je, qu’étant amoureux, j’aie tout à fait oublié que je le suis. Il faut penser à elle. » Je me mis donc à penser à Sonia comme on pense en voyage, c’est-à-dire à bâtons rompus, mais avec vivacité. Le résultat de mes réflexions fut qu’en arrivant à la campagne il me parut indispensable de prendre un air triste et rêveur devant toutes les personnes de la maison, et surtout devant Catherine, que je considérais comme très connaisseuse en ces sortes de choses et à qui j’avais touché un mot de l’état de mon cœur. Mais, malgré mes efforts pour tromper les autres et me tromper moi-même, malgré le soin avec lequel je m’appropriai tous les symptômes que j’avais observés chez les gens amoureux, au bout de deux jours, pendant lesquels je ne me souvins qu’avec intermittence de ma passion (c’était surtout le soir que je me rappelais que j’étais amoureux), la vie de campagne et le changement d’occupations m’avaient fait entièrement oublier mon amour pour Sonia.

Nous arrivâmes à Petrovskoë au milieu de la nuit, et je dormais si solidement que je ne vis pas l’allée de bouleaux. Toute la maison était couchée. Le vieux Phoca vint nu-pieds, un flambeau à la main, ôter les crochets de la porte et nous ouvrir. Il était courbé en deux et vêtu d’une espèce de camisole de femme. En nous apercevant, il eut un tremblement de joie. Il nous embrassa sur l’épaule, ôta précipitamment son chapeau de feutre et alla s’habiller.