Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/26

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une chaîne pesant plus de soixante livres, qui a toujours refusé, quand on lui offrait une vie tranquille où il aurait été défrayé de tout, — il est difficile d’admettre que cet homme fait tout cela uniquement par paresse. Pour ce qui est des prédictions (elle soupira et se tut un instant), je suis payée pour y croire. Je crois t’avoir raconté que Kirioucha avait prédit à mon père le jour et l’heure de sa mort.

— Qu’as-tu fait ? dit papa en souriant et en mettant sa main en écran au coin de sa bouche, du côté où était Mimi (quand papa faisait ce geste, j’écoutais de toutes mes oreilles, convaincu qu’il allait dire quelque chose de très drôle). Pourquoi m’as-tu fait penser à ses pieds ? Je les ai regardés et je ne pourrai plus manger. »

Le dîner tirait à sa fin. Lioubotchka et Catherine ne cessaient de nous faire des signes, se remuaient sur leurs chaises et donnaient toutes les marques d’une violente agitation. Leurs signes voulaient dire : « Pourquoi ne demandez-vous pas qu’on nous emmène à la chasse ? » Je poussais Volodia du coude, Volodia me le rendait. Enfin, il prit son parti. D’une voix d’abord timide, puis assez ferme et assez haute, il expliqua qu’étant au moment de partir, nous voudrions emmener les filles à la chasse avec nous. Après un court conciliabule entre les grandes personnes, notre requête nous fut accordée et nous courûmes nous habiller pour la chasse. J’étais d’une impatience extrême. On entendit enfin le pas de papa dans l’escalier. Quelques minutes plus tard, nous étions en route.


VI

QUELLE ESPÈCE D’HOMME ÉTAIT MON PÈRE


C’était un homme du siècle dernier, et, comme toute la jeunesse d’alors, il avait un je ne sais quoi de