Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/27

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chevaleresque, d’entreprenant, d’assuré, d’aimable et de débauché. Il éprouvait un profond mépris pour les gens de notre siècle, et son mépris venait à la fois d’une hostilité orgueilleuse et du dépit de ce qu’il ne pouvait plus avoir à notre époque l’influence et les succès qu’il avait eus dans son temps. Ses deux grandes passions étaient les cartes et les femmes. Il gagna ou perdit au jeu, dans le cours de sa vie, plusieurs millions, et il aima un nombre incalculable de femmes, dans toutes les classes de la société.

Il était grand et de belle prestance, marchait très singulièrement, à tout petits pas, et avait un tic dans une des épaules. De petits yeux toujours souriants, un grand nez d’aigle, une bouche irrégulière, un peu grimaçante et néanmoins agréable, un défaut de prononciation (il sifflait en parlant) et une tête toute chauve : tel était mon père à l’époque où remontent mes plus anciens souvenirs. Avec cet extérieur, non seulement il sut passer pour un homme à bonnes fortunes et l’être en effet, mais il sut plaire à tout le monde sans exception, grands et petits, en particulier à ceux à qui il voulait plaire.

Il s’arrangeait, dans toutes ses relations, pour n’être jamais sur un pied d’infériorité. Sans avoir jamais été du grand monde, il fréquentait continuellement des gens qui en faisaient partie, et il s’en faisait respecter. Il connaissait le degré précis d’orgueil et de présomption qui relève un homme dans l’opinion du monde sans blesser autrui. Il était original, mais à ses heures ; il se servait de l’originalité pour suppléer dans certains cas aux belles manières et à la richesse. Rien au monde ne l’étonnait : dans quelque haute situation qu’il se fût trouvé, il aurait eu l’air d’être né pour elle. Il s’entendait si parfaitement à dérober aux autres et à éloigner de lui-même le côté ennuyeux de la vie, celui des petites contrariétés et des tracas, qu’il était impossible de ne pas l’envier. Il était connaisseur en tout ce qui procure à l’homme commodité et agrément, et il savait en profiter. Il avait un dada : les brillantes relations