Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/262

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pensais réellement. Papa, ce jour-là, était particulièrement séduisant, tant il avait l’air gai et heureux. Les nouveaux rapports qu’il établissait avec moi, cette manière de me traiter en égal et en camarade, me faisaient l’aimer encore plus.

« Eh bien ! raconte-moi, tu as vu toute la famille ? les Ivine ? tu as vu le bonhomme ? qu’est-ce qu’il t’a dit ? continuait papa. Tu es allé chez le prince Ivan Ivanovitch ? »

Nous restâmes si longtemps à bavarder sans nous habiller, que le soleil commençait à tourner et à ne plus donner dans nos fenêtres. Iacov entra (il avait beau vieillir, il agitait toujours ses doigts derrière son dos) et annonça à papa que la calèche était attelée.

« Où vas-tu ? demandai-je à papa.

— Ah ! j’allais oublier, dit papa en toussaillant et avec son tic dans l’épaule, mais un tic contrarié cette fois. J’ai promis d’aller aujourd’hui chez les Épiphane. Tu te rappelles « la belle Flamande » ? Elle venait voir votre maman. Ce sont d’excellentes gens. »

Et papa sortit en remuant son épaule ; en ce moment son tic trahissait l’embarras.

Dès qu’il fut sorti, je me hâtai de revêtir mon uniforme d’étudiant et de me rendre au salon. Volodia, au contraire, ne se dépêcha pas et resta longtemps à causer avec Iacov des bons endroits pour la bécasse et la bécassine. Il ne craignait rien tant au monde que les effusions avec sa famille, et, à force de les redouter, il tombait dans une froideur blessante pour qui en ignorait la cause. Dans l’antichambre, je croisai papa, qui se dirigeait vers le perron avec ses petits pas précipités. Il avait son habit neuf de Moscou et il sentait bon. En m’apercevant, il me fit gaiement un petit signe de tête comme pour dire : « Vois-tu, comme je suis beau ? », et je fus de nouveau frappé de l’expression joyeuse de ses yeux.

Il n’y avait absolument rien de changé dans le salon. Le vieux piano à queue en bois jaune était toujours à sa