Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/267

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c’était surtout entre Volodia et moi, qui avions grandi dans des circonstances identiques, que l’entente était extraordinaire. Papa lui-même était bien loin d’être à notre hauteur ; il ne comprenait pas une foule de choses aussi claires pour nous que deux et deux font quatre. Par exemple, nous avions adopté, Volodia et moi, — Dieu sait pourquoi ! — les mots de convention suivants : raisin sec signifiait le désir vaniteux de montrer que j’avais de l’argent ; bosse (qu’il fallait articuler en appuyant d’une façon particulière sur les deux s et en réunissant les doigts) signifiait quelque chose de frais, de sain, d’élégant, mais ne sentant pas le petit-maître, etc., etc. Du reste, le sens dépendait beaucoup de l’expression du visage et de l’ensemble de la conversation, à tel point que si l’un de nous inventait un mot nouveau pour rendre une nuance nouvelle, l’autre comprenait sur-le-champ à demi-mot. Les filles de la maison n’avaient pas notre manière de comprendre, et c’était la cause principale de la barrière morale qui les séparait de nous et du mépris que nous éprouvions pour elles.

Elles avaient peut-être leur compréhension à elles, mais celle-ci s’accordait si peu avec la nôtre, qu’elles voyaient du sentiment dans ce que nous appelions des phrases, qu’elles prenaient au sérieux ce que nous disions ironiquement, etc. Dans ce temps-là, je ne concevais pas qu’elles n’en pouvaient mais, et que cela ne les empêchait pas d’être de bonnes petites filles intelligentes ; et je les méprisais. De plus, m’étant une fois féru de l’idée de la sincérité et l’ayant poussée en ce qui me concernait jusqu’à l’extrême, j’accusai Lioubotchka, si calme et si confiante, d’être sournoise et hypocrite, parce qu’elle ne voyait nullement la nécessité d’exhumer et d’analyser toutes ses pensées et tous les mouvements de son âme. Par exemple, Lioubotchka avait l’habitude de faire tous les soirs le signe de la croix sur papa ; elle et Catherine pleuraient au service funèbre en mémoire de maman ;