Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/268

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Catherine poussait des soupirs et roulait les yeux en jouant du piano : tout cela me paraissait le comble de l’hypocrisie, et je me demandais où elles avaient appris à feindre comme les grandes personnes et comment leur conscience ne leur faisait pas de reproches.


LXIX

MES OCCUPATIONS


Malgré tout, j’étais plus avec les demoiselles que les autres années, à cause d’une passion qui me vint pour la musique. Nous avions reçu au printemps la visite d’un jeune voisin de campagne qui, à peine entré au salon, se mit à regarder le piano tout en causant avec Mimi et Catherine, et à en rapprocher tout doucement sa chaise. Après quelques mots sur le temps et sur les agréments de la campagne, il amena adroitement l’entretien sur l’accordeur, la musique, le piano, finit par faire connaître qu’il jouait, et exécuta trois valses en allant très vite. Lioubotchka, Mimi et Catherine, debout autour du piano, le regardaient. Ce jeune homme ne revint jamais chez nous, mais j’avais été séduit par son jeu, sa pose, sa manière d’agiter sa chevelure et surtout par sa manière de faire les octaves de la main gauche en étendant rapidement le pouce et le petit doigt, et en les enlevant ensuite lentement pour les étendre de nouveau avec agilité. Ce geste gracieux, cette pose négligée, cette chevelure qui s’agitait, cette attention des dames, tout cela me donna l’idée de jouer du piano. L’idée de jouer une fois venue, je me persuadai que j’avais le don et la passion de la musique, et je me mis à apprendre le piano. Je procédai en cette occurrence comme des millions d’apprentis des deux sexes, surtout du sexe féminin, qui n’ont ni bonnes leçons, ni vraies dispositions et qui ne se doutent pas de ce que