Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/269

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l’art peut donner, ni de la manière de s’y prendre pour qu’il donne quelque chose. Pour moi, la musique, ou, pour parler plus exactement, le piano, était un moyen de séduire les demoiselles en montrant du sentiment. Ayant appris mes notes avec l’aide de Catherine et assoupli quelque peu mes gros doigts (j’y mis pendant deux mois une telle ardeur, que, même à table ou dans mon lit, j’exerçais le doigt du milieu, qui était très rebelle, sur mon genou ou mon oreiller), je me mis à jouer des morceaux. Il va sans dire que je les jouais avec âme, Catherine elle-même en convenait ; mais je n’allais pas du tout en mesure.

On devine le choix de ces morceaux. C’étaient des valses, des galops, des romances, des arrangements, le tout de ces aimables compositeurs que tout homme possédant une ombre de goût met à part dans un magasin de musique en disant : « Voilà, ce qu’il ne faut pas jouer, car on n’a jamais écrit sur du papier à musique rien de plus mauvais, de plus insipide et de plus absurde. » C’est sans doute justement à cause de cela que vous trouvez ces compositeurs sur le piano de toutes les jeunes filles russes. Nous avions, à la vérité, la sonate pathétique et la sonate en ut mineur de Beethoven, ces deux infortunées éternellement estropiées par les demoiselles et que Lioubotchka jouait en souvenir de maman ; nous avions encore d’autre bonne musique, que son maître de Moscou lui avait donnée ; mais nous avions aussi les œuvres de ce maître — des marches et des galops ineptes — et Lioubotchka les jouait aussi. Catherine et moi, nous n’aimions pas les morceaux sérieux. Nous préférions à tout le Fou et les Rossignols, que Catherine jouait si vite, qu’on n’avait pas le temps de voir ses doigts, et que je commençais déjà à jouer assez couramment et assez fort. Je m’étais approprié le geste du jeune homme, et je regrettais bien souvent qu’il n’y eût pas là d’étrangers pour me voir jouer. Cependant je ne tardai pas à m’apercevoir que Liszt et Kalkbrenner dépassaient ma force et je