la galerie pleine d’ombre — et après avoir donné avec papa un coup d’œil à l’exploitation, s’il n’y a pas de visites, je m’étends à mon ancienne place, dans le fauteuil voltaire, et je lis en écoutant la musique de Catherine ou de Lioubotchka et en rêvassant comme au vieux temps. Parfois, resté seul au salon tandis que Lioubotchka joue quelque vieux morceau, je laisse involontairement mon livre et je regarde par la porte ouverte du balcon. Les branches chevelues et tombantes des hauts bouleaux sont déjà envahies par l’ombre du soir. Le ciel est pur ; en le regardant très fixement, j’y vois tout à coup une petite tache jaunâtre et comme poussiéreuse, qui s’efface et disparaît. J’écoute la musique, les portes qui crient, les voix des servantes, le troupeau qui rentre au village, je me rappelle soudain avec vivacité Nathalie Savichna, maman, Karl Ivanovitch et je suis triste pendant une minute. Mais mon âme est tellement débordante de vie et d’espérance, que ce souvenir ne fait que m’effleurer de son aile et s’envole.
Après le souper, et quelquefois une petite promenade dans le jardin avec une autre personne (seul, j’ai peur dans les allées noires), je vais me coucher par terre, tout seul, dans la galerie. En dépit des milliers de moustiques qui me dévorent, c’est pour moi un grand plaisir. Quand la lune est pleine, il m’arrive souvent de passer toute la nuit assis sur mon matelas, regardant les lumières et les ombres, écoutant les bruits et le silence, rêvant à divers sujets, principalement au bonheur poétique et voluptueux qui me semblait alors le bonheur suprême, et me tourmentant de ce qu’il ne m’avait encore été donné de le connaître que par l’imagination. Dès qu’on se sépare pour aller se coucher et que les lumières du salon se dirigent vers les chambres d’en haut, où l’on distingue des voix de femmes et le bruit de fenêtres qu’on ouvre ou qu’on ferme, je vais là, dans la galerie, et je me promène en écoutant avidement tous les bruits de la maison