Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/293

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pour vous (il s’adressait à mon frère et à moi et parlait vite comme pour nous empêcher de l’interrompre), le moment est venu pour vous de partir. Je vais rester ici jusqu’au nouvel an et je reviendrai alors à Moscou (il se troubla) avec ma femme et votre sœur. »

Je souffrais de voir mon père intimidé et comparaissant devant nous, pour ainsi dire, en accusé. Je me rapprochai de lui. Volodia continuait à se promener de long en large en fumant sa pipe et la tête baissée.

« Voilà, mes amis, ce que votre vieux papa a décidé, » reprit mon père en rougissant, en toussaillant et en nous tendant les deux mains.

Il avait les larmes aux yeux et je remarquai que la main qu’il tendait à Volodia, en ce moment à l’autre bout de la chambre, tremblait un peu. La vue de cette main tremblante me fit mal et il me vint la réflexion bizarre, qui me remua encore davantage, que papa était à l’armée en 1812 et qu’il était connu pour être très brave. Je retins sa grande main à grosses veines et la baisai. Il serra vigoureusement la mienne et tout à coup, éclatant en sanglots, il prit la tête brune de Lioubotchka dans ses deux mains et se mit à l’embrasser sur les yeux. Volodia fit semblant d’avoir laissé tomber sa pipe, se baissa, s’essuya tout doucement les yeux avec le poing et sortit en s’efforçant de ne pas attirer l’attention.


LXXV

AFFAIRES DE CŒUR


Le mariage devait avoir lieu dans quinze jours, mais la rentrée des cours était avant et nous partîmes pour Moscou, Volodia et moi, au commencement de septembre. Les Nékhlioudof rentrèrent aussi de la campagne. Dmitri (nous nous étions promis, en nous quittant, de nous écrire et,