Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/294

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bien entendu, nous n’en avions rien fait) vint aussitôt me voir, et ce fut lui qui me conduisit la première fois à l’Université.

J’eus de nombreuses affaires de cœur cet hiver. Je fus amoureux trois fois. La première fois, je devins éperdument épris d’une très grosse dame que je voyais au manège Freytag. Elle y venait le mardi et le vendredi. Je ne manquais jamais d’être au manège ces jours-là, mais j’avais une telle peur d’être aperçu d’elle, je me plaçais si loin, je me sauvais si vite des endroits où elle devait passer, j’avais si grand soin de me retourner quand elle regardait de mon côté, que je ne vis jamais bien sa figure et que je ne sais pas encore si elle était jolie.

Doubkof connaissait cette dame. Il me trouvait perpétuellement au manège, caché derrière les laquais qui tenaient les manteaux, et il avait su ma passion par Dmitri. Il m’offrit de me présenter. J’eus une telle peur, que je m’enfuis à toutes jambes, et que la seule idée qu’il avait parlé de moi à mon amazone m’empêcha de retourner au manège, même derrière les laquais, de peur de la rencontrer.

Quand j’étais amoureux d’inconnues, surtout si elles étaient mariées, j’étais encore cent fois plus intimidé qu’avec Sonia. Je tremblais par-dessus tout que mon objet n’apprit ma passion, ou même mon existence. Il me semblait que si elle venait à savoir le sentiment qu’elle m’inspirait, elle se trouverait offensée à ne jamais me le pardonner. Et en effet, si l’amazone avait pu lire dans mon âme, pendant que je la regardais de derrière les laquais, comment je l’enlevais en imagination et ce que je faisais d’elle à la campagne où je la menais, elle aurait peut-être eu de justes raisons d’être offensée. Je ne pus jamais me mettre dans la tête qu’elle ne devinerait pas à l’instant toutes les idées qu’elle m’inspirait et que, par conséquent, il n’y avait rien de déshonorant à faire simplement sa connaissance.