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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/295

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La seconde fois, je devins amoureux de Sonia, que j’avais vue chez ma sœur. Il y avait longtemps que ma seconde passion pour elle s’en était allée, mais je m’épris une troisième fois un jour où Lioubotchka me montra un cahier de vers copiés par Sonia. On y voyait le Démon de Lermontof. Les endroits de passion ténébreuse étaient soulignés à l’encre rouge et la page marquée avec une fleur. Je me rappelais avoir vu Volodia, l’année d’avant, baiser la bourse de sa demoiselle. J’essayai de l’imiter et, en effet, quand j’étais seul le soir dans ma chambre, occupé à rêver en regardant la fleur, et que j’approchais celle-ci de mes lèvres, je me sentais dans un état d’âme agréable. Je redevins ainsi amoureux, ou du moins je me le figurai pendant quelques jours.

La troisième fois, ce fut d’une demoiselle qui venait chez nous et dont Volodia était épris. Autant que je m’en souviens, cette demoiselle n’était pas jolie du tout et n’avait surtout rien de ce qui me plaisait d’ordinaire. Elle était fille d’une dame de Moscou connue par son instruction et son esprit. Elle-même était petite, maigre, avec un profil mince et de longues anglaises blondes. Elle passait pour être encore plus savante et plus spirituelle que sa mère, mais je ne pus jamais en juger, car son esprit et sa science m’inspiraient une sainte frayeur, tellement que je causai une seule fois avec elle ; et encore ce fut avec des palpitations inouïes. Néanmoins, l’enthousiasme de Volodia, qui ne se gênait jamais pour l’exprimer devant le monde, me gagna si bien, que je devins passionnément amoureux de cette demoiselle. Je n’en dis rien à Volodia, sentant qu’il lui serait désagréable que deux frères fussent épris de la même jeune fille. Pour moi, au contraire, ce qui me causait le plus de plaisir dans mon sentiment, c’était la pensée que notre amour était si pur que, tout en aimant le même objet charmant, nous restions bien ensemble et prêts, en cas de besoin, à nous sacrifier l’un à l’autre. Je dois dire que Volodia n’avait pas l’air tout à fait de mon avis