Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/305

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elle ne fit rien, mais elle se mit sur la défensive quand personne ne l’attaquait. Imbue de son idée que tous les domestiques ne cherchaient qu’à lui être désagréables et à la blesser, elle vit des intentions partout et prit l’attitude d’une personne qui souffre en silence, par dignité. Le résultat fut qu’au lieu de s’attacher nos gens, elle les indisposa.

Ce n’est pas tout. J’ai dit combien, dans notre maison, la faculté de compréhension était développée : notre belle-mère en était absolument dépourvue. De plus, elle apportait des habitudes tellement différentes des nôtres, que cela seul disposait mal à son égard. Notre intérieur était extrêmement propre et ordonné : elle vivait éternellement comme une personne qui arrive de voyage et n’est pas encore installée. Elle se levait et se couchait tantôt tard, tantôt de bonne heure ; un jour, elle dînait avec nous, le lendemain, non ; un soir, elle soupait ; un autre soir, elle ne soupait pas. Quand il n’y avait pas de visites, elle se promenait presque toujours dans la maison à demi vêtue, et n’avait pas honte de se montrer à nous, et même aux domestiques, en jupon, blanc, un fichu sur les épaules et les bras nus. Au début cette simplicité me plut ; au bout de très peu de temps, précisément à cause de cette simplicité, je perdis le peu de respect qui me restait pour notre belle-mère.

Une chose nous paraissait encore plus étrange que le reste. Il y avait en elle deux femmes différentes, selon qu’elle était ou non devant le monde. Devant le monde, c’était une belle personne, un peu froide, jeune, brillante de santé, superbement parée, point sotte, point spirituelle non plus, mais gaie. Dès que nous étions entre nous, elle prenait l’air excédé et souffrant d’une femme qui s’assomme, bien qu’elle aime ; elle s’abandonnait, était malpropre et vieillie.

Que de fois, lorsque, en revenant de faire des visites, toute rose à cause du froid, elle ôtait son chapeau et allait