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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/306

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se regarder en souriant dans la glace, heureuse de se sentir belle ; ou le soir, quand elle passait devant les domestiques pour monter en voiture, fière et confuse en même temps de sa belle toilette de bal décolletée ; ou les jours de petite soirée chez nous, lorsque, vêtue d’une robe de soie montante, son cou délicat entouré de fines dentelles, elle souriait à tout le monde de son joli sourire, toujours le même : que de fois je me suis demandé en la regardant ce que diraient ses admirateurs s’ils la voyaient comme moi, les soirs où elle restait à la maison et où elle attendait que son mari revint du cercle, dépeignée, une espèce de bonnet sur la tête, errant comme une ombre d’une pièce à l’autre. Tantôt elle s’asseyait au piano et jouait une certaine valse, le seul morceau qu’elle sût, en fronçant le sourcil par effort d’attention. Tantôt elle prenait un roman, en lisait une demi-page au hasard et jetait le volume. Tantôt elle allait elle-même à l’office, pour ne pas réveiller les domestiques, prenait un concombre et un morceau de veau froid et se mettait à manger, debout devant la petite fenêtre de l’office ; après quoi, l’air ennuyé et las, elle recommençait à rôder sans but dans la maison.

L’absence complète de compréhension fut ce qui contribua le plus à l’isoler de nous. Elle se trahissait surtout par l’air d’attention condescendante avec lequel elle écoutait quand on lui parlait de choses incompréhensibles pour elle. Ce n’était pas sa faute si elle avait pris, sans s’en apercevoir, l’habitude de sourire des lèvres et de hocher la tête lorsqu’on lui racontait des choses qui ne l’intéressaient pas (rien ne l’intéressait en dehors d’elle-même et de son mari) ; mais, quoique ce ne fût pas sa faute, sourire et hochement devenaient insupportables à la longue.

Sa gaieté, qui consistait à se moquer d’elle-même, de vous, du monde entier, manquait de naturel : aussi n’était-elle pas communicative.

Sa sensibilité était trop fade.