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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/43

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tête chauve et le visage ridé et immobile de Phoca, le dos voûté et la bonne figure de Nathalie, avec son bonnet sous lequel on aperçoit des cheveux gris. Tous deux se serrent pour tenir sur la même chaise et tous deux sont mal.

Je continuai à être sans souci et impatient. Les dix secondes pendant lesquelles on resta assis, les portes fermées, me parurent une heure. Enfin chacun se leva et fit le signe de la croix ; puis les adieux commencèrent. Papa serra maman dans ses bras et l’embrassa plusieurs fois.

« Allons, mon amie, dit-il, nous ne nous séparons pas pour toujours.

— C’est tout de même triste ! » dit maman d’une voix entrecoupée par les larmes.

Quand j’entendis cette voix, que je vis ces lèvres tremblantes et ces yeux pleins de larmes, j’oubliai tout le reste et je ressentis une si affreuse tristesse, une telle douleur, que j’aurais voulu me sauver et ne pas lui dire adieu. Je compris à ce moment qu’en embrassant papa elle nous avait déjà fait intérieurement ses adieux.

Elle avait tant embrassé Volodia et fait tant de signes de croix sur lui, que je crus mon tour venu et me glissai auprès d’elle ; mais elle continuait à le bénir et à le serrer dans ses bras. Je pus enfin l’embrasser et, me cramponnant à elle, je pleurai, pleurai, sans penser à autre chose qu’à mon chagrin.

Lorsque nous sortîmes pour monter en voiture, nous trouvâmes dans le vestibule toute la domesticité venue pour nous dire adieu. Leurs « Donnez votre petite main », leurs gros baisers sonores et l’odeur de suif de leurs têtes éveillèrent chez moi un sentiment très voisin de l’agacement. Sous l’influence de ce sentiment, j’embrassai tout à fait froidement Nathalie Savichna sur son bonnet, lorsqu’elle me dit adieu en sanglotant.

Chose étrange ! je vois encore tous les domestiques et