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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/68

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« J’espère que tu ne t’ennuieras pas chez moi, ma mignonne, dit grand’mère en la prenant par le menton et en relevant sa petite figure. Je te prie de bien t’amuser et de beaucoup danser. Nous avons déjà une dame et deux cavaliers, » ajouta-t-elle en s’adressant à Mme Valakhine et en me touchant de la main.

Ce rapprochement me fut si agréable, que je rougis de nouveau.

Sentant ma timidité s’accroître et entendant arriver une autre voiture, je crus devoir m’éloigner. Je trouvai dans l’antichambre la princesse Kornakof, avec son fils et un nombre invraisemblable de filles. Celles-ci avaient toutes la même figure ; elles ressemblaient toutes à leur mère et étaient toutes laides ; grâce à cette similitude, aucune n’attirait l’attention. Lorsqu’elles eurent ôté leurs manteaux et leurs boas, elles se mirent soudain à babiller toutes à la fois, avec de petites voix grêles, et à rire — probablement de se voir si nombreuses. Le fils, Étienne, était un garçon de quinze ans, grand et bien en chair, avec un visage défait, des yeux creusés et cernés, des pieds et des mains énormes pour son âge. Il était gauche et avait une voix désagréable et inégale, mais paraissait enchanté de lui. C’était tout à fait ainsi que je me représentais un garçon à qui l’on donne le fouet.

Nous restâmes assez longtemps debout, l’un en face de l’autre, ne disant rien et nous considérant attentivement. Nous fîmes ensuite un mouvement en avant, comme pour nous embrasser, mais, nous étant encore regardés les yeux dans les yeux, nous nous ravisâmes. Quand les robes de toutes les sœurs passèrent devant nous avec un froufrou, je demandai à Étienne, pour entamer la conversation, s’ils n’avaient pas été bien serrés dans la voiture.

« Je n’en sais rien, me répondit-il négligemment. Je ne vais jamais dans la voiture, parce que maman sait que ça me donne tout de suite mal au cœur. Quand nous sortons le soir, je vais toujours sur le siège, c’est bien plus