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XVI

AVANT LA MAZURKE


« Ah ! il paraît qu’on va danser chez vous, dit Serge en sortant du salon et en tirant de sa poche une paire de gants de peau tout neufs. Il faut mettre des gants. »

« Comment faire ? pensai-je. Nous n’avons pas de gants. Il faut monter en chercher. »

Mais j’eus beau mettre les commodes sens dessus dessous, j’y trouvai en tout : dans l’une, nos gants de voyage en laine verte ; dans l’autre, un gant de peau qui ne pouvait me servir à rien, pour trois raisons : premièrement, il était très vieux et très sale ; secondement, il était trop grand pour moi ; troisièmement, il y manquait le doigt du milieu, que Karl Ivanovitch avait coupé, il y avait très longtemps, pour s’en faire un doigtier, un jour où il avait eu mal à la main. Je mis pourtant ce reste de gant et je considérai fixement mon doigt du milieu, qui était invariablement plein d’encre.

« Si Nathalie Savichna était ici, on trouverait des gants dans ses coffres. Impossible de descendre comme ça : si l’on me demande pourquoi je ne danse pas, qu’est-ce que je répondrai ? Impossible de rester ici ; on s’apercevra en bas que je n’y suis pas. Que faire ? dis-je en agitant les mains.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Volodia, qui entra en courant. Viens vite inviter une danseuse… on va commencer.

— Volodia, dis-je en lui montrant ma main, dont deux doigts sortaient par le trou du gant sale, et en prenant une voix qui trahissait une situation désespérée : Volodia, tu n’as pas pensé à cela !

— À quoi ? fit-il impatiemment. Ah ! aux gants, ajouta-t-il