Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/80

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« N’est-ce pas qu’on s’amuse bien, ce soir ? » dis-je d’une voix basse et tremblante, et je pressai le pas, effrayé moins de ce que j’avais dit que de ce que j’aurais voulu dire.

— Oh ! oui… beaucoup ! répondit-elle en tournant sa petite tête vers moi avec une expression si franche et si bonne, que ma peur s’en alla.

— Surtout depuis le souper… Si vous saviez combien je suis fâché (je voulais dire « triste », mais je n’osai pas) de penser que vous allez vous en aller et que nous ne nous reverrons plus.

— Pourquoi ne plus nous revoir ? dit-elle en regardant fixement le bout de ses souliers et en traînant son petit doigt sur un paravent en grillage devant lequel nous passions. Tous les mardis et les vendredis, nous allons nous promener en voiture, maman et moi, sur le boulevard Tverskoë. Est-ce que vous n’allez pas vous promener ?

— Nous demanderons certainement à y aller le mardi, et si on ne me le permet pas, je me sauverai tout seul, nu-tête. Je sais le chemin.

— Savez-vous une chose ? dit tout à coup Sonia. Il y a des garçons qui viennent à la maison, et je leur dis toujours tu. Disons-nous aussi tu. Veux-tu ? » ajouta-t-elle en secouant la tête et en me regardant droit dans les yeux.

À cet instant, nous entrions dans la salle, où commençait une autre partie, très animée, du « grand-père ».

« Dans…ez-le avec moi, dis-je, profitant d’un moment où la musique et le bruit pouvaient couvrir ma voix.

— Danse, pas dansez, » dit Sonia, et elle éclata de rire.

Le « grand-père » s’acheva sans que j’eusse réussi à placer une seule phrase avec tu, bien que je n’eusse pas cessé d’en inventer où tu revenait plusieurs fois. L’audace me manqua. « Veux-tu ? Danse », ces mots me résonnaient dans les oreilles et me grisaient. Je ne voyais rien ni personne, excepté Sonia. Je vis qu’on retroussait ses cheveux bouclés et qu’on les ramenait derrière