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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/81

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les oreilles, découvrant ainsi les tempes et une partie de front que je n’avais pas encore vues. Je vis qu’on l’enveloppait de la tête aux pieds dans le châle vert, de sorte qu’on n’apercevait plus que son petit bout de nez. Je remarquai que si elle n’avait pas fait, de ses petits doigts roses, une ouverture en face de la bouche, elle aurait sûrement étouffé. Je vis qu’en descendant l’escalier derrière sa mère elle se retourna vivement de notre côté, fit un signe de tête et disparut par la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince, nous étions tous amoureux de Sonia, nous étions tous sur l’escalier à la suivre des yeux. Auquel de nous s’adressait le signe de tête, je l’ignore ; mais, en cet instant, j’étais fermement convaincu qu’il m’était destiné.

En disant adieu aux Ivine, ce fut avec une parfaite liberté d’esprit et même une certaine froideur que je parlai à Serge et lui serrai la main. S’il comprit qu’à dater de ce jour il avait perdu et mon amitié et son empire sur moi, il est évident qu’il le regretta, quoiqu’il s’efforçât de manifester une indifférence complète.

Pour la première fois de ma vie, j’avais varié dans mes affections et, pour la première fois, je sentais la douceur du changement. Il me paraissait délicieux de troquer un attachement passé à l’état d’habitude et, pour ainsi dire, rebattu, contre un amour frais, plein de mystère et d’inconnu ; En outre, cesser d’aimer et commencer à aimer, le tout à la fois, c’est aimer deux fois plus fort qu’auparavant.


XIX

DANS MON LIT


« Comment ai-je pu aimer Serge si passionnément et si longtemps ? me disais-je une fois couché. — Non ! il n’a