Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/127

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niers temps, écrivait-il ; j’en suis revenu à l’a b c. Pour être aimé, il faut aimer soi-même avec une abnégation entière, aimer tout le monde, tendre partout des filets et aimer ceux qui s’y prennent. C’est ainsi que j’ai pris dans mes filets : Vania, diadia Jérochka, Loukachka et Marianka. »

Au moment où Olénine achevait ces mots, Jérochka entra. Il était de la plus belle humeur. Quelques jours auparavant, Olénine l’avait trouvé dans sa cour, un couteau à la main, dépeçant un sanglier. Il avait l’air fier et heureux. Ses chiens, entre autres son favori Lamm, étaient couchés autour de lui, le regardant faire et agitant la queue. Des petits garçons l’observaient par-dessus la haie, d’un air respectueux et sans le narguer comme d’habitude. Ses voisins, qui ordinairement se souciaient peu de lui, le saluaient et lui apportaient, l’un un pot de vin, l’autre du lait caillé ou de la farine. Le lendemain, Jérochka, couvert de sang, était établi dans son garde-manger et échangeait la chair du sanglier pour du vin ou de l’argent. Son visage paraissait dire : « Dieu m’a donné bonne chance, j’ai tué une bête ! » À la suite de cela il se mit à boire, et il but quatre jours sans discontinuer ; aux fiançailles il s’enivra encore, et il était ivre mort quand il entra chez Olénine. Son visage était enflammé, sa barbe en désordre, mais il était vêtu d’un caftan neuf bordé de galons, et il tenait en main une balalaïka[1] qu’il avait été chercher au delà du fleuve : il avait promis cette récréation à Olénine et il était d’humeur joyeuse. Voyant Olénine occupé, il s’assombrit.

« Écris, écris, père, » dit-il à voix basse, comme s’il soupçonnait la présence d’un esprit entre le papier et le jeune homme, et qu’il craignît de l’effaroucher. Il s’assit à terre tout doucement. C’était sa place de prédilection quand il était gris. Olénine se tourna vers lui, fit apporter du vin

  1. Espèce de guitare rustique à trois cordes.