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Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/146

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que je pense. C’était dans le verger ; je lui parlai de mon amour en termes dont j’ai honte… Je n’aurais pas dû me permettre de parler ainsi ; elle est à mille lieues au-dessus de tout ce que j’ai dit et de ce que j’éprouve. Je me suis tu, et depuis je n’ai plus de repos. Je ne suis pas digne de l’approcher, et je me demande avec désespoir : Que faire ? Dans mes rêves stupides elle est tantôt ma maîtresse, tantôt ma femme : je repousse ces idées avec dégoût. Faire d’elle ma maîtresse serait affreux. Ce serait l’équivalent d’un meurtre. L’épouser serait encore pire. Ah ! si je pouvais être Cosaque, comme Loukachka, voler des chevaux, assassiner, m’enivrer et me glisser, pris de vin, sous sa fenêtre, sans réfléchir, — nous nous comprendrions et je pourrais être heureux. J’ai essayé de cette existence, et j’ai vu ma faiblesse et ma corruption. Je ne puis oublier mon passé compliqué et monstrueux, et l’avenir me paraît sans espoir. Je contemple cette chaîne de montagnes neigeuses, cette magnifique femme, et je me dis avec douleur que le seul bonheur possible sur la terre n’est pas pour moi, et que cette femme ne sera jamais à moi ! Ce que j’éprouve de plus cruel et de plus doux à la fois, c’est que je comprends cette femme, et qu’elle ne me comprendra jamais, car elle est comme la nature, belle, impassible, concentrée. Et moi, créature faible et infirme, j’ose désirer qu’elle comprenne ma difformité et mes tourments ! J’ai passé des nuits sans sommeil à errer sous ses fenêtres, sans pouvoir me rendre compte de ce qui se passait en moi.

« Le 15 août, notre compagnie est allée en expédition ; j’ai été absent pendant quatre jours. J’étais triste et indifférent à ce qui se passait autour de moi ; la campagne, les cartes, les fêtes, les discussions sur les récompenses à recevoir, tout me répugnait plus qu’à l’ordinaire. Je suis rentré ce matin, je l’ai revue, j’ai retrouvé ma cabane, diadia Jérochka, mon perron, d’où j’admire les cimes neigeuses, et j’ai été saisi d’un sentiment de joie si nouveau,