Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/147

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que je me suis enfin compris : j’aime cette femme d’un amour vrai, immense, unique. Je ne crains pas de m’abaisser par cet amour, j’en suis fier ; — je ne l’ai pas appelé, il s’est emparé de moi, contre ma volonté même ; j’ai voulu le fuir, m’offrir en holocauste, me réjouir des amours de Marianna et de Lucas, et je n’ai fait qu’aiguillonner mon affection et ma jalousie. Ce n’est pas un sentiment idéal, comme j’en éprouvais autrefois, ce n’est pas un entraînement créé par mon imagination et caressé à loisir, c’est encore moins un amour sensuel. Peut-être est-ce la nature entière, la personnification du beau que j’aime en elle. Ce n’est pas par ma propre volonté que je l’aime, c’est par la force des éléments, de Dieu même ; c’est le monde entier qui m’impose cet amour et me crie : Aime ! — Je l’adore de tout mon être. En l’aimant, je me sens une parcelle indivisible de la nature.

« Je parlais autrefois de nouvelles convictions écloses dans ma solitude : personne ne se doute de ce que j’ai eu de peine à les former, et comme j’étais heureux de la nouvelle voie qu’elles m’ouvraient, et combien elles m’étaient chères !… Mais l’amour vint, ces convictions s’évanouirent et je ne les regrette pas ! Je ne comprends même pas que j’aie pu me livrer à un travail aussi froid : la beauté m’apparut dans toute sa splendeur, et mon travail intellectuel tomba en poussière : je n’en ai aucun regret. Se sacrifier ? Quelle sottise ! Ce n’est que de l’orgueil, c’est vouloir échapper à une souffrance méritée, à la jalousie qu’inspire le bonheur d’autrui. Vivre pour son prochain ? Faire le bien ? Pourquoi ? quand je n’aime que mon propre moi, et que je n’ai qu’un seul désir, celui de l’aimer, elle, et de vivre de son existence. Je ne désire plus le bonheur d’autrui ni celui de Lucas, — je ne les aime plus, ces autres ! Autrefois je me serais reproché ces pensées, je me serais tourmenté à l’idée de ce que deviendrait Lucas ; — maintenant j’y suis indifférent. Je n’existe plus par moi-même,