Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/186

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ici, marchands, femmes coiffées de chapeaux ou de mouchoirs, officiers en élégants uniformes, tout vous parle du courage, de l’assurance, de la sécurité des habitants.

Entrez là à droite dans ce restaurant. Si vous voulez écouter les propos des marins et des officiers, vous y entendrez conter les incidents de la nuit dernière, de l’affaire du 24, se plaindre du prix trop élevé des côtelettes mal préparées et nommer les camarades tués récemment.

« Que le diable m’emporte ! on y est joliment mal, chez nous, à présent ! dit d’une voix de basse un officier d’hier d’un blond presque blanc, imberbe, le cou enveloppé d’une écharpe tricotée en laine verte.

— Où ça, chez vous ? demande quelqu’un.

— Au quatrième bastion », répond le jeune officier ; et, à cette réponse, vous le regarderez avec attention et même avec un certain respect. Son laisser-aller exagéré, ses grands gestes, son rire trop bruyant, qui vous semblaient tout à l’heure effrontés, deviennent à vos yeux l’indice d’une certaine disposition d’esprit batailleuse habituelle aux tout jeunes gens qui se sont trouvés exposés à un grand danger, et vous êtes persuadé qu’il va vous expliquer que c’est grâce aux obus et aux boulets qu’on est si mal au quatrième bastion. Nullement ! On y est mal parce que la boue y est profonde.

« Impossible d’arriver à la batterie », dit-il, et il montre ses bottes crottées jusqu’aux empeignes.

« Mon meilleur chef de pièce a été tué raide aujourd’hui, répond un camarade, d’une balle dans le front.

— Qui ça ? Mituchine ?

— Non, un autre. — Voyons, me donnera-t-on ma côtelette à la fin, scélérat que vous êtes ? dit-il en s’adressant au garçon. — C’était Abrossinoff, un brave s’il en fut ; il a pris part à six sorties. »

À l’autre bout de la table, deux officiers d’infanterie sont en train de manger des côtelettes de veau aux petits pois, arrosées d’un vin de Crimée aigre et baptisé du nom de