Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/187

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bordeaux. L’un d’eux, jeune, au collet rouge, deux étoiles sur la capote, raconte à son voisin au collet noir, et qui n’a pas d’étoiles, des détails sur l’affaire de l’Alma. Le premier est un peu gris : ses récits fréquemment interrompus, son regard incertain qui reflète le manque de confiance inspiré par eux à son auditeur, et le beau rôle qu’il se donne, la couleur trop chargée de ses tableaux, font deviner qu’il s’écarte absolument de la vérité. Mais vous n’avez que faire de ces récits, que vous entendrez pendant longtemps encore aux quatre coins de la Russie ; vous n’avez qu’un désir : vous rendre directement au quatrième bastion, dont on vous a tant et si diversement parlé. Vous remarquerez que celui qui vous raconte qu’il y a été le dit avec satisfaction et fierté, que celui qui se dispose à y aller laisse voir une légère émotion ou affecte un sang-froid exagéré. Si l’on plaisante avec quelqu’un, immanquablement on lui dira : « Va au quatrième bastion ». Si l’on rencontre un blessé sur un brancard et qu’on demande d’où il vient, la réponse sera presque toujours invariable : « Du quatrième bastion ! » Deux opinions complètement différentes l’une de l’autre ont été répandues sur ce terrible bastion, d’abord par ceux qui n’y ont jamais mis les pieds et pour lesquels il est le tombeau inévitable de ses défenseurs, et ensuite par ceux qui, comme le petit officier blond, y vivent et en parlent simplement en disant qu’il y fait sec ou boueux, chaud ou froid. Pendant la demi-heure que vous venez de passer au restaurant, le temps s’est modifié, le brouillard qui s’étendait sur la mer est remonté ; des nuages serrés, gris, humides cachent le soleil ; le ciel est triste ; il tombe une pluie mélangée de neige fine qui mouille les toits, les trottoirs et les capotes des soldats. Encore une barricade, après laquelle vous montez en suivant la grande rue : il n’y a plus d’enseignes ; les maisons sont inhabitables, les portes fermées avec des planches, les fenêtres brisées ; ici l’angle d’un mur a été emporté, là le fort a été percé. Les édi-