Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/196

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posée de races hétérogènes et mue par les désirs les plus dissemblables. La poudre et le sang ne parviennent pas à résoudre la question que les diplomates n’ont pas su trancher.


I


Dans Sébastopol assiégé, la musique d’un régiment jouait sur le boulevard ; une foule endimanchée de militaires et de femmes se promenait dans les allées. Le clair soleil de printemps s’était levé le matin sur les travaux des Anglais ; il avait passé sur les bastions, sur la ville et sur la caserne Nicolas, répandant sur tous sa lumière égale et joyeuse ; maintenant il descendait dans les lointains bleus de la mer, qui ondulait mollement, étincelante de reflets d’argent.

Un officier d’infanterie de haute taille, légèrement voûté, occupé à mettre des gants d’une blancheur douteuse, mais encore présentables, sortit d’une des petites maisons de matelots construites du côté gauche de la rue de la Marine ; il s’achemina vers le boulevard en regardant la pointe de ses bottes d’un œil distrait. L’expression de son visage, franchement laid, ne dénotait point une haute capacité intellectuelle ; mais la bonhomie, le bon sens, l’honnêteté et l’amour de l’ordre s’y lisaient ouvertement. Il était mal bâti et semblait éprouver quelque confusion de la gaucherie de ses mouvements. Coiffé d’une casquette usée, il portait un léger manteau d’une couleur bizarre tirant sur le lilas, sous lequel on apercevait la chaîne d’or de sa montre, un pantalon à sous-pieds, des bottes propres et luisantes. Si les traits de sa figure n’eussent témoigné son origine purement russe, on aurait pu le prendre pour un Allemand, pour un aide de camp ou un vaguemestre de régiment, — les éperons lui manquaient,